8. L’œuf de la vieille femme
Cela faisait presque deux semaines qu’Amos avait quitté Bratel-la-Grande. C’était un voyage aussi long qu’éprouvant. Ne sachant pas où se trouvait le bois de Tarkasis, le jeune garçon interrogeait beaucoup de gens. La plupart n’avaient jamais entendu ce nom ou s’ils en savaient quelque chose, c’était par le biais de contes et de légendes. C’était donc dans la plus totale incertitude qu’Amos allait de village en village, parfois avec des caravanes de marchands, parfois avec des troubadours qui accordaient peu d’attention à ses questions.
Plus souvent seul qu’accompagné, Amos devait se débrouiller pour trouver à manger, soit dans les bois, soit chez des paysans à qui il échangeait de temps en temps une journée de travail aux champs contre le couvert et le gîte pour la nuit. Le plus souvent, il dormait seul dans les bois, au bord de chemins peu fréquentés. Amos était chaque jour un peu plus désemparé et il regrettait que son ami Béorf ne soit pas avec lui. Il lui arrivait souvent de penser qu’il avait pris la mauvaise décision en quittant seul Bratel-la-Grande.
Des rumeurs troublantes se propageaient un peu partout. On disait, entre autres, que les chevaliers de la lumière avaient subi un terrible maléfice et que leur royaume devait être évité à tout prix. Les villageois se montraient suspicieux et peu accueillants avec les étrangers. Amos se reconnut dans une rumeur selon laquelle il fallait se méfier d’un garçon d’une dizaine d’années qui, étrangement, voyageait sans ses parents. De ce fait, beaucoup de gens lui posaient un tas de questions sur tout et sur rien, tout simplement parce qu’ils doutaient de ses intentions.
La seule distraction d’Amos durant son long périple vers le bois de Tarkasis fut la lecture de Al-Qatrum, les territoires de l’ombre, qu’il avait pris dans la bibliothèque du père de Béorf. Ce livre était en fait une encyclopédie des créatures malfaisantes de la nuit. Il y avait des cartes, des dessins et de nombreuses informations sur des monstres inimaginables.
C’est ainsi qu’Amos apprit l’existence du basilic. L’image qu’on montrait de cette bête était assez impressionnante. Elle avait un corps et une queue de serpent, une crête sur le dessus de la tête, un bec de vautour, des ailes et des pattes de coq. Décrit comme l’une des créatures les plus abominables et effrayantes de ce monde, ce monstre était l’œuvre des magiciens des ténèbres. Pour en faire naître un, il fallait trouver un œuf de coq et le faire couver par un crapaud pendant au moins une journée. Ainsi voyait le jour un monstre qui, par son seul sifflement, était capable de paralyser sa victime pour l’attaquer ensuite.
Le basilic mordait toujours au même endroit, soit dans la chair tendre de la nuque. Extrêmement venimeuse, sa morsure était fatale. Toujours d’après le bouquin, le regard d’un basilic pouvait flétrir la végétation qui se trouvait autour de lui ou rôtir un oiseau en plein vol. Apparemment, il n’existait encore aucun antidote contre la morsure du basilic. Pas plus gros qu’une poule, agile comme un serpent et vorace comme un charognard, le basilic tuait juste pour le plaisir. Les humains étaient ses proies préférées, et l’auteur du livre mentionnait de nombreuses villes qui avaient été complètement décimées par seulement trois ou quatre de ces monstres.
Cette dangereuse créature devenait cependant très vulnérable dans certaines conditions. Par exemple, elle mourait sur-le-champ si elle entendait le cocorico d’un coq. En outre, le basilic, tout comme la gorgone, ne pouvait supporter de voir le reflet de sa propre image. Il vivait donc continuellement dans la crainte des miroirs et autres surfaces réfléchissantes qui pouvaient causer sa mort immédiate.
Voilà maintenant que les pièces du puzzle se mettaient une à une en place dans la tête d’Amos, lui permettant d’entrevoir une solution pour libérer Bratel-la-Grande des femmes aux cheveux-serpents. D’abord, les gorgones ne quitteraient pas la ville sans avoir récupéré le fameux pendentif que Béorf avait gardé sur lui. Ensuite, Yaune le Purificateur, qui connaissait les pouvoirs des gorgones et qui aurait dû par conséquent être en mesure de protéger ses hommes, avait commis une grave erreur. Étant donné que les armures toujours bien polies des chevaliers de la lumière étaient de vrais miroirs, ces créatures auraient dû périr instantanément en leur faisant face, avant même de pouvoir jeter leur sort sur la ville. Or, Yaune avait négligé un détail important : les gorgones attaquaient toujours durant la nuit, c’est-à-dire à des heures où il faisait trop noir pour que les miroirs reflètent quoi que ce soit.
Le seul moyen d’éliminer tous ces monstres en même temps serait donc d’installer des miroirs un peu partout dans la ville et d’éclairer cette dernière de mille feux, d’un seul coup ! Mais comment arriver à mettre en place ce système infaillible ? Il y avait bien les lucioles de Béorf, mais jamais celui-ci ne parviendrait à en appeler des milliers, voire des millions.
Alors qu’Amos arrivait dans un village en réfléchissant à la façon d’éliminer les gorgones, il s’arrêta à une fontaine pour s’y abreuver. Une vieille femme, courbée sur sa canne et tout habillée de blanc, l’interpella :
— Qui es-tu, jeune homme, et que fais-tu ici ?
— Je dois me rendre au bois de Tarkasis. Je ne connais pas la région, pouvez-vous m’aider ?
La vieille resta un instant pensive.
— Malheureusement, je ne peux rien faire pour toi. En deux jours, tu es la deuxième personne qui me parle de ce bois. C’est quand même étrange, non ?
Amos parut surpris. Très intéressé, il demanda :
— Qui avez-vous vu ? Qui vous a posé cette question ?
— Un très gentil monsieur et sa femme. Ils m’ont également demandé si je n’avais pas vu un garçon aux cheveux longs et noirs qui portait une armure de cuir, une boucle d’oreille et une espèce de long bâton en ivoire sur le dos. Hier, je ne l’avais pas vu mais, aujourd’hui, il est devant moi !
— Ce sont mes parents ! s’écria Amos, fou de joie d’avoir enfin de leurs nouvelles. Nous avons été obligés de nous séparer et je dois absolument les retrouver. S’il vous plaît, madame, dites-moi de quel côté ils sont partis.
— Je crois bien qu’ils ont pris ce chemin.
Comme Amos la remerciait, pressé de poursuivre sa route, la vieille femme lui demanda de rester quelques minutes de plus auprès d’elle. Après l’avoir invité à s’asseoir à ses côtés, elle dit :
— Je vais te raconter quelque chose, mon jeune ami. Je sais que tu désires retrouver tes parents le plus vite possible, te lancer immédiatement à leur recherche, mais j’ai fait un rêve la nuit dernière et je dois t’en parler. Je préparais des petits pains. Tous les gens de ma famille étaient là, autour de moi, et je m’appliquais en espérant les satisfaire. Mes enfants, mes petits-enfants, mes cousins, mes neveux, tous avaient été changés en pierre. Dans la maison, il n’y avait que des statues. Puis, soudainement, c’est toi qui as surgi dans mon rêve. Je ne te connaissais pas et tu m’as demandé quelque chose à manger. Je t’ai donné trois ou quatre pains.
En croquant dans l’un d’eux, tu as trouvé un œuf dur. Je t’ai alors dit : « On trouve souvent des œufs là où on s’y attend le moins. » C’est tout. Comme je crois qu’on ne rêve jamais pour rien, j’ai fait des petits pains ce matin et je les ai emportés avec moi. J’ai aussi quelques œufs, je te les donne et je te souhaite de vite retrouver tes parents.
Sans comprendre véritablement le rêve de la vieille femme, Amos la remercia, prit la nourriture et se remit en route. Lorsqu’il se retourna pour la saluer une dernière fois, la dame avait disparu.
Soudain, dans l’esprit d’Amos, tout devint clair. Il pensa à ce que lui avait dit la femme : on trouve souvent des œufs là où on s’y attend le moins. Le pendentif que Yaune le Purificateur avait volé, bien des années auparavant, devait contenir un œuf de coq. Voilà pourquoi le magicien des ténèbres tenait tant à le récupérer ! Cet objet ne possédait en lui-même aucun pouvoir magique, aucune puissance démoniaque et ne représentait aucun danger pour personne. C’était un simple emballage servant à protéger l’œuf. Le premier propriétaire de ce pendentif voulait sans nul doute créer un basilic. Quoi de plus logique que ce magicien, qui était à la tête d’une armée de gorgones, désire avoir dans ses rangs un monstre puissant capable à lui seul d’anéantir tout un régiment en un clin d’œil ?
Amos en vint à la conclusion que l’ennemi de Bratel-la-Grande exerçait un pouvoir sur tous les êtres liés de près ou de loin aux serpents. Il devait être malicieux, perfide et très dangereux. Béorf était en grand danger et Amos se demandait comment faire pour l’avertir.